21/12/2020

LE DRAME

LE DRAME - 7

Publié le par lambersart-yvon cousin

Brigitte au Château d'Agon

Beaucoup d'entre nous, en particulier dans le Nord, naissent, vivent et meurent dans une zone géographique restreinte. Ce ne fut pas mon cas , car au gré des affectations professionnelles de mon père , j'ai connu cinq résidences.

Mon père s'est trouvé orphelin à 12 ans ,puisque son propre père est décédé à 39 ans des suites des gaz inhalés au cours de la guerre 14-18. Sa maman ,jeune veuve, l'a élevé ainsi que sa petite sœur alors âgée de trois ans. Évidemment il a dû travailler très tôt et à quatorze ans il a pu entrer au Crédit du Nord d'Estaires . C'est dans cette banque qu'il a fait toute sa carrière , débutant comme coursier pour terminer directeur adjoint de la succursale de Lille. Si la promotion interne pour des non-diplômés (il n'avait que le certificat d'études) était peut-être plus facile à cette époque qu'aujourd'hui, il n'empêche que son intelligence brillante et son courage ont vite été reconnus.

Prisonnier de guerre en Allemagne, à son retour il est devenu «  démarcheur », une fonction que l'on appelle aujourd'hui « chargé de clientèle » . Il partageait son temps entre Armentières et Pérenchies où il se rendait à bicyclette. Très vite il a été nommé chef d'agence à Audruicq , près de Saint-Omer.

Audruicq était un gros bourg rayonnant sur quelques villages comme Nortkerque, Zutkerque, Polincove. Chaque semaine un beau marché réunissait le canton et tous les ans une foire agricole

attirait agriculteurs et éleveurs en quête de matériel moderne ou de produits nouveaux. J'y suis allé pour admirer les tracteurs ,les scarificateurs et autres semoirs tous plus rutilants les uns que les autres . J'en profitais pour collecter nombre de prospectus vantant les mérites des phosphates, des fertilisants, des engrais et des semences . Je n'y comprenais pas grand chose mais les dépliants publicitaires étaient tellement beaux !

Plus tard, devenu professeur, chaque fois que je présentais à mes élèves le roman de G. Flaubert,  Madame Bovary, le bourg de Yonville, sa longue rue et ses comices agricoles me faisaient revivre Audruicq. A deux pas du Crédit du Nord se trouvait un hôtel-restaurant dont j'ai oublié le nom qui semblait lui aussi bien correspondre à l'auberge du Lion d'Or du roman . Je passais ainsi de la fiction à la réalité en cachette de mes élèves..

La vie dans cette agence bancaire prenait parfois un caractère familier voire familial. Il est vrai que mon père s'est toujours montré proche de son personnel et d'une humanité que beaucoup lui ont reconnue. Il n'était donc pas rare que mon frère et moi descendions en fin de journée au bureau pour nous mêler aux employés . Un jour, un des deux frères Raboteau m'a même emmené dans sa Citroen C5, « un bolide de 5CV » en forme de barque. Il m'a pris sur ses genoux et m'a laissé conduire . Je devais avoir 6 ans . Quelle fierté ! Une autre époque  !

Il me reste aussi d'Audruicq – au delà du drame que toute notre famille y a vécu – quelques souvenirs .

Je passe sur ma petite crise de jalousie quand, à la Saint Nicolas j'ai manifesté mon mécontentement parce que le bon saint m'avait apporté un cartable d'écolier marron foncé mais qu'il avait eu la mauvaise idée d'en offrir un identique à mon petit frère.. mais plus clair .Celui que je préférais, bien sûr .

Je pense aussi à mon attrait pour la presse . Ne suis-je pas victime d'une vocation contrariée ?

A l'école primaire , mon maître tenté par la pédagogie moderne , nous aidait à écrire un journal de classe que nous imprimions réellement en alignant les caractères en plomb les uns derrière les autres . Ce type d'exercice me plaisait beaucoup au point que je me suis lancé à écrire à l'encre et à la plume « le journal de ma famille » dont je possède encore quelques pages . Retrouver son écriture d'enfant est émouvant. Sans doute est-ce à cette période qu'est né mon rêve de devenir journaliste - grand reporter, projet sans suite puisque je suis devenu enseignant. La presse y a peut-être beaucoup perdu !

Un autre souvenir relève de l'intime . C'est à Audruicq, avant 10 ans, que j'ai connu mon premier émoi amoureux .

Parfois, le dimanche, nous allions à Nortkerque chez un agriculteur client de la banque, devenu un ami de mes parents . Les enfants allaient jouer dehors ou dans la grange. C'est probablement là que mon regard d'enfant s'est troublé en jouant avec la petite fille blonde de la ferme.. Y avons-nous joué « au papa et à la maman » et peut-être même « au docteur » ? La décence confortée par l'absence de mémoire m'empêche de répondre . Bel euphémisme , penseront certains .

Audruicq , hélas, m'a aussi marqué à tout jamais . Des images douloureuses restent gravées en moi.

Un destin tragique s'est en effet abattu sur notre famille en octobre 1949 .

Il ne me reste de ma petite sœur qu'une mèche blonde que ma mère avait placée dans une enveloppe et que j'ai trouvée à son décès . Il me reste aussi cette photo prise à Agon-Coutainville dans le parc du château . Il me reste enfin un portrait à l'huile commandé par mes parents à M. Sailly , artiste – peintre réputé qui fut mon professeur d'art plastique au collège d'Armentières..

Que s'est-il passé ?

Un instant d'inattention, une étourderie, un geste incontrôlé , que sais-je ? C''est une vie innocente qui disparaît soudainement.

Ce jour là, c'était jour de lessive . Mme Merlen dont je respecte la mémoire était occupée dans la buanderie .On ne connaissait pas encore les belles machines à laver blanches et silencieuses d'aujourd'hui mais le baquet , la lessiveuse remplie d'eau bouillante et l'essoreuse à rouleaux. Comment est-ce arrivé ? Ma petite soeur âgée de 26 mois, est- elle arrivée à l'improviste ? S'est-elle glissée d'un coup entre une cuve et Mme Merlen ? Cette dernière s'est elle retournée brusquement et l'a-t-elle bousculée sans l'avoir vue ? Je n'en sais rien mais l'accident nous a anéantis. Vingt-six mois, c'est l'âge où les enfants sont les plus attachants, c'est un âge merveilleux pour les parents..

Brigitte a dû être emmenée à Calais, « brûlée au troisième degré sur presque tout le corps » ont dit les médecins . Après deux ou trois jours d'atroces souffrances , ne pouvant plus respirer par la peau, elle est décédée le 4 octobre.

La mort d'un enfant est un drame, la mort dans de telles circonstances est une tragédie . Toute la famille est venue prier dans la chambre mortuaire . Chacun s'exprimait à voix basse sauf peut-être parfois un enfant immature dans la chambre où les petits cousins et cousines qui ne s'étaient pas vus depuis longtemps avaient été regroupés.

Aujourd'hui encore je suis ému de l'attitude sublime de mes parents. Leur cœur, leur foi, leur noblesse d'âme les ont aidés à surmonter leur détresse et leur douleur. M. et Mme Merlen sont restés leurs amis et il n'y eut jamais de réunion familiale sans que le souvenir de Brigitte ne fût évoqué.

Commenter cet article

 

Les commentaires sont fermés.